Gérer les coûts, humains et financiers, des traumas en camionnage
Chez les hommes au Québec, les professions de camionneur et de chauffeur-livreur sont celles qui engendrent les coûts les plus élevés découlant d’une lésion psychologique.

De façon conservatrice, ces coûts sont estimés à 36,6 millions $ pour la période de 2014 à 2019, en dollars de 2019 (1 $ de 2019 = 1,18 $ en 2024 selon la Banque du Canada).
C’est plus que le double de ce qui est observé chez les policiers (14 millions $). Peut-être ces derniers ont-ils été mieux préparés à vivre des situations traumatisantes que les camionneurs.

Par secteur d’industrie, celui du transport et de l’entreposage arrive une fois de plus en tête de liste chez les hommes en matière de coûts.
Il y a de quoi déclencher une sonnette d’alarme chez les entreprises de camionnage puisque ce sont elles qui encaissent l’essentiel de ces coûts, soit 59 % en productivité perdue. Les coûts humains, absorbés par les victimes et le reste de la société, sont évalué à 31 % du total des coûts.
Ces données sont tirées d’une étude menée par l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) et dont les résultats ont été récemment dévoilés.
Autre élément qui devrait attirer l’attention des gestionnaires de flottes, les événements traumatisants – être impliqué dans une collision violente, être témoin d’un grave accident de travail – sont fréquents et ce sont ceux qui engendrent les coûts les plus élevés.
Le prix du silence
Les données de l’étude s’appuient sur les cas déclarés et acceptés par la CNESST.
Or, le camionnage est toujours un domaine où une certaine perception de la masculinité fait en sorte que beaucoup de personnes ayant vécu un événement traumatisant vont garder le silence et potentiellement être moins sécuritaires sur la route puisque leurs pensées demeurent tournées vers l’incident.
« En termes psychologiques, on peut appeler ça des pertes de contact avec la réalité. Tu es dans un monde parallèle dans ta tête au lieu d’être concentré sur la route. Si t’es pas là, t’es vraiment dangereux », estime Jean-Philippe Côté, directeur de la formation en entreprise pour l’organisme SSPT Camionneurs qui, comme son nom l’indique, se spécialise dans les cas de syndrome de stress post-traumatique.
Chez Via Prévention, le directeur général Charles Gagné a pris connaissance de l’étude de l’IRSST et dit ne pas être surpris outre-mesure. « On sait que c’est des coûts importants », dit-il.
M. Gagné croit lui aussi que de nombreux cas demeurent non déclarés.
Son de cloche similaire au Groupe Morneau où la directrice de santé et sécurité au travail, Julie Bélanger, dit qu’il n’est pas rare d’entendre le célèbre « Non, non, je suis correct », de la part d’un employé après un événement traumatique.
Même dans ces cas, son équipe s’assure de faire un suivi.
« On l’appelle, on valide avec le travailleur comment il va. On lui explique les procédures de la CNESST et on lui indique surtout les organismes avec lesquels on est partenaires qui peuvent le soutenir pour ventiler l’événement s’il en ressent le besoin », explique Mme Bélanger.
Même un événement qui ne s’est pas produit peut causer un choc traumatique. C’est arrivé chez Morneau où un chauffeur est passé tout près de faire une sortie de route et d’emboutir un poteau électrique.
« Le médecin m’avait expliqué que ce n’est pas nécessairement la gravité de l’événement qui apporte un choc post-traumatique, c’est la peur de mourir à cause de l’événement », indique Mme Bélanger.

Jean-Philippe Côté dit avoir traité un cas similaire, celui d’un mécanicien qui travaillait sur un pont élévateur duquel est tombé un camion lourd.
« Il n’a pas été blessé, mais il a eu excessivement peur pour sa vie », relate le formateur de SSPT.
Un travailleur de quai peut aussi être témoin et demeurer marqué par une manœuvre de chargement qui tourne mal.
« C’est un enjeu qui peut affecter n’importe quel employé », estime Craig Faucette, directeur des programmes chez RH Camionnage Canada (RHCC).
Ce que les flottes peuvent faire
Dave Elniski est un chercheur spécialisé en sécurité du camionnage. Il a déjà été chauffeur de camion et a été témoin d’un grave accident où une voiture a été heurtée par un train.
Il a publié un document de recherche sur le sujet dans le cadre de ses études de maîtrise à l’université Lethbridge, en Alberta.
Il constate que des entreprises font l’effort de mettre en place des programmes d’assistance mais déplore du même souffle que trop peu mettent l’accent sur la prévention, même s’il conçoit que cela puisse être un défi.
Le chercheur estime que les flottes de camionnage ne devraient pas craindre de s’inspirer des meilleures pratiques déployées dans d’autres secteurs d’activité.
« Si une compagnie fait face à un enjeu, comme une compagnie de camionnage par remorques plateformes qui doit élaborer un plan de protection contre les chutes pour les chauffeurs qui doivent recouvrir de nombreuses cargaisons avec des bâches, pourquoi ne pas s’inspirer des industries de la construction ou des revêtements de toitures? », dit-il à titre d’exemple.
Il dit noter un grand sentiment d’impuissance chez les gestionnaires de flottes parce qu’ils n’ont pas le contrôle sur les relais routiers ni sur les routes où des événements traumatiques peuvent se produire.
« Laissez tomber ce sentiment d’impuissance. Ouvrez-vous au fait que vous avez un impact sur vos gens et cherchez des solutions, parce qu’il y en a », dit le chercheur.
Ces solutions peuvent être inspirées par les pratiques des Meilleurs transporteurs employeurs de RHCC, estime Craig Faucette.
Cela pourrait être de la formation en premiers soins de santé mentale liée à des événements traumatiques ou encore des programmes de gestion du stress et de la résilience.
Mais peu importe le plan, il est impératif d’y faire participer les employés, croit le porte-parole de RHCC.
« Obtenir de la rétroaction et recueillir les opinions des employés assure un meilleur taux d’acceptation et d’utilisation parce qu’il a été conçu en fonction des employés », dit-il au sujet de ces programmes de formation.
Selon M. Côté de SSPT Camionneurs, la caméra de tableau de bord qui équipe plusieurs camions peut être une grande alliée puisqu’elle permet aux gestionnaires de voir ce qui s’est passé lors d’un accident sans devoir questionner le camionneur à de multiples reprises et lui faire revivre des moments pénibles.
Au Groupe Morneau, les initiatives sont multiples.
On a élaboré un dépliant baptisé « passeport mieux-être », facile à garder avec soi dans son portefeuille. On y retrouve une liste détaillée de services disponibles pour des problèmes de dépendance, de la prévention du suicide, du soutien en cas de violence conjugale ou encore de troubles alimentaires.
Des capsules de sensibilisation à la santé mentale ont aussi été tournées avec la célèbre psychologue Rose-Marie Charest et un feuillet questionnaire appelé « Comment ça va? » permet de façon ludique à un travailleur d’évaluer sa situation psychologique et renferme une foule de conseils.
« On essaie de leur donner des outils concrets. On essaie par tous les moyens et par toutes sortes de diffusions d’aller les rejoindre, leur donner de l’information », explique Julie Bélanger.
Vous pouvez télécharger gratuitement l’étude détaillée de l’IRSST en cliquant ici.
Demain : des avenues à explorer en matière de formation et de prévention.
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